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''Souviens-toi'' by Ludi
Chapitre 10
Après une légère hésitation, Saga éclata de rire, le téléphone vissé à l’oreille. Assis sur le canapé, la tête de Kiki posée sur ses genoux, Mû leva les yeux de son roman. Qu’est-ce qui lui arrivait encore, à celui-là ?
À l’autre bout du fil, Kanon pleurnichait.
« Saga, c’est méchant de se moquer de moi.
- Quand je disais que vous ne perdiez pas de temps. »
Ah, d’accord, songea Mû en levant les yeux au ciel tout en souriant, pour ensuite les reposer sur les lignes tapées.
« Bah oui mais j’étais bourré et fatigué…
- Je ne pense que tu l’ais beaucoup repoussé, non plus…
- Nan, je l’ai provoqué. J’aurais pas dû, j’ai mal au cul maintenant… Pas l’idéal, avec les journées que je fais…
- Et qu’est-ce qu’il en pense, lui ?
- De mon mal de fesses ? Bah rien, je l’ai cherché, qu’il dit…
- Non, pas ça, idiot… Vous avez sauté un pas, quand même. Toi qui n’étais pas sûr…
- J’étais soûl. Ne plus jamais boire l’alcool à Rhadamanthe, ça te monte direct à la tête… Bah il avait l’air content. Enfin, il est toujours pareil, hein, mais il est un peu plus attentionné. Enfin, c’est vite dit…
- Tu es si contradictoire…
- Normal, je suis fatigué. Hé, t’en parleras pas à Lys, hein ? Elle se moquerait de moi…
- Mais non, je ne dirai rien, promis. Allez, va te reposer. »
Saga raccrocha. Il échangea un regard complice avec Mû, qui se demanda sérieusement pourquoi Kanon appelait son frère pour lui confier ses états d’âme, tout en se plaignant parce que Saga se moquait. Et puis c’était vrai qu’il était allé un peu vite. Enfin, il avait la trentaine, il savait ce qu’il faisait. Ou à peu près.
« Kanon ivre est intenable.
- Rhadamanthe le savait ?
- Non, mais il vient de l’apprendre.
- Ton frère va un peu vite en besogne, non ?
- C’est Kanon quand il est ivre. »
La dernière fois qu’il avait vu Kanon ivre, c’était il y avait… quatre mois. À peu de choses près. Dans sa façon de se ternir, un inconnu n’aurait jamais compris qu’il était bourré. Mais les propos dérangeants et même crus du grec, ainsi que sa manie de s’énerver ou se vexer pour un rien, trahissait la quantité d’alcool qu’il avait dans le sang. Et quand Kanon avait sorti à son frère qu’il n’était qu’un homosexuel refoulé et qu’il devrait se trouver un petit ami au lieu de passer sa vie sur son ordinateur, dans des termes moins élogieux évidemment, Saga l’avait attrapé par la peau du cou pour le noyer sous de l’eau gelée dans la salle de bain.
« Bref. La fièvre est tombée ?
- Il est encore un peu chaud mais c’est mieux que ce matin. Et puis regarde-le, il n’a pas l’air si malade que ça. »
En effet, Kiki n’avait pas l’air d’être si mal au point que ça. Allongé sur le canapé et sa tête posée sur les genoux de Mû, il sommeillait depuis une petite demi-heure. Il semblait serein et un léger sourire flottait sur ses lèvres, alors que le tibétain caressait ses cheveux brun roux, ce qui semblait le bercer.
« Je vais à l’épicerie, je reviens tout de suite. J’emmène Sayuri. »
À nouveau, Mû lui fit un signe positif de la tête et Saga appela la chienne qui sauta du fauteuil, trottinant derrière lui. Saga enfila ses chaussures, attrapa ses clés et sortit sans prendre la peine d’attacher Sayuri.
Cela faisait quelques jours que la chienne était arrivée chez eux et elle faisait déjà partie de la famille. C’était étrange comme un simple animal pouvait changer l’ambiance d’une maison. Cédant à ses yeux de chien battu, Kiki lui donnait quelques bouts de viande par-dessous la table, tout comme Kanon qui aimait manger sans avoir deux pattes posées sur le genou. Fidèle à lui-même, Mû ne cédait pas lors du repas. Il avait résisté à Kiki, pourquoi pas à un chien ? Saga aurait pu se sentir soutenu si le jeune homme ne donnait pas de morceaux de fromage à Sayuri à la fin du repas.
Le Shiba Inu était manifestement un chien abandonné, mais c’était sans doute récent car l’animal n’avait aucune puce dans les poils, Kanon et Kiki avaient bien vérifié. Il y avait intérêt, où ça aurait gueulé… Saga l’avait emmenée chez le vétérinaire avec Kiki mercredi dernier, elle devait avoir environ deux ans et elle était en parfaite santé, bien que très maigre selon le médecin.
Intelligente, la chienne ne faisait pas de dégâts dans la maison, mais il fallait tout de même cacher les chaussures, Sayuri avait du mal à résister à la tentation du cuir reluisant et fondant sous la langue des chaussures de Kanon. Quand il l’avait entendu hurler, Mû s’était demandé s’il n’avait pas été un dragon ou une bébête de ce genre dans une autre vie, c’était limite si des flammes ne sortaient pas de sa bouche. Saga n’avait rien dit, c’était pas lui qui avait dit oui pour la chienne. Pas sa faute.
Le jour même où Kiki avait amené l’animal à la maison, Saga était parti avec l’enfant acheter tout le nécessaire. Kanon avait un rendez-vous, évidemment, il avait toujours quelque chose à faire quand on avait besoin de lui, celui-là. Enfin… Kiki avait choisi tout un tas d’articles, parcourant le magasin en long, en large et en travers. Saga était resté tranquillement dans un coin à attendre qu’il ait fini de s’exciter comme une puce et n’avait même pas essayé de donner son avis, Kiki ne l’aurait pas écouté.
La seule chose qui avait été du superflu dans leurs achats, ç’avait été la laisse. Vraiment, elle ne servait à rien. Quelques jours que la chienne était chez eux et elle suivait tranquillement son maître, grognant après les autres chiens de passage mais sans les approcher si Saga ou Kiki lui ordonnaient de rester près d’eux. Ils n’étaient jamais vraiment rassurés à la savoir libre, mais c’était la seule solution car elle ne savait pas marcher en laisse, tirant comme une folle vers l’avant. Ou alors c’était le promeneur qui devait la tirer. Enfin, elle leur avait bien fait comprendre qu’elle n’aimait pas être attachée.
La chienne marchant près de lui, reniflant çà et là, Saga partit d’un pas tranquille vers l’épicerie. Il faisait froid, une légère brume s’échappait de ses lèvres ou de son nez. Il voyait les rares passants emmitouflés dans leurs écharpes, les mains profondément enfoncées dans leurs poches. Ça changeait tellement de la Grèce…
Parfois, Saga avait envie d’y retourner. Juste comme ça, pour voir son pays, cette Terre où il était né et où il avait passé trente ans de sa vie. Ce n’était pas rien, trente ans. Malgré son envie de revoir la Grèce, il sentait qu’il n’y remettrait pas les pieds. Ou pas définitivement. Juste comme ça, pour un voyage. Mais il n’y vivrait plus. Et, d’ailleurs, il n’en avait plus vraiment l’envie.
La France était bien différente sur de nombreux points, mais c’était un pays qu’il affectionnait, et il avait une vie à lui, maintenant. Une vie où personne ne le connaissait, où il pouvait vivre sans faire de mal aux autres. Où il était lui-même, sans cette petite voix qui résonnait dans sa tête. Sans ce visage blafard dans le miroir, avec ses yeux écarlates et ses cheveux argentés.
« Saga ! »
Le grec se retourna. Ah, la mère d’Anthony. Elle allait faire quelques courses aussi. Saga la salua chaleureusement, alors qu’elle s’étonnait de le voir avec un chien. Le grec lui raconta la petite aventure de Kiki, ce qui fit rire la mère de famille. Évidemment, Anthony ne lui en avait pas parlé, ce petit chenapan.
Ensemble, ils allèrent à l’épicerie et la maman sembla inquiète en voyant Saga ordonner à Sayuri de l’attendre à l’entrée. Bizarrement, la chienne resta là où elle était, attendant sagement son maître, et elle était toujours là quand il sortit de la boutique. La mère d’Anthony fut agréablement surprise, cette petite chienne était vraiment intelligente. Saga eut envie de lui dire qu’elle l’était un peu trop, même.
***
Alors… ici ? Nan, Saga ne mettait jamais rien d’intéressant dans ces placards, tout juste s’il pouvait en sortir quelque chose sans que tout s’effondre sur lui… La chambre de Kanon ? Peut-être, sauf qu’elle était fermée à clé… Ah, la chambre de Saga…
Le plus doucement possible, Kiki ouvrit la porte blanche, puis y jeta un coup d’œil. Pas de Mû à l’horizon, parfait. Avec la même délicatesse, l’enfant entra dans la chambre et tourna sur lui-même. Alors… L’armoire, le bureau, la commode et la table de chevet… Sans oublier le haut du placard. Oui, c’était forcément ici…
« Du balai !! »
Hein ?
« Aïe !! »
Les mains sur la tête, douloureuse à cause du coup qu’elle s’était pris, la pauvre, Kiki s’enfuit de la chambre et partit en courant dans la sienne, claquant la porte derrière lui. Saga le regarda partir avec un œil mauvais. Il attrapa une clé dans sa poche et verrouilla la porte. Ah, ce gosse, pensa-t-il…
Il redescendit au rez-de-chaussée, où Mû ne cacha pas sa stupeur. Il avait entendu Saga crier, puis Kiki hurler, et il l’avait entendu s’enfermer dans sa chambre, la rejoignant au triple galop. Surtout que Saga était monté comme une flèche à l’étage avec un journal dans les mains.
« Je chassais les fouines. »
Maigre justification mais Saga ne trouva pas d’intérêt à approfondir.
« Ah.
- J’ai horreur qu’on fouille dans mes affaires.
- L’approche de Noël. »
Oui, évidemment… Saga avait rangé les cadeaux de Kiki dans les placards, secrètement heureux de leur petit taille. Il se demandait sérieusement où les mamans pouvaient cacher les maisons énormes exposées dans les magasins, surtout quand elles étaient en appartements. Et avec une fouine comme Kiki, c’était une vraie galère pour trouver des cachettes… Et encore, Saga pouvait s’estimer heureux que l’enfant ne puisse plus se téléporter. C’était Kanon qui le lui avait dit et il n’avait pas tort.
Maintenant que le danger était écarté, Saga put se rasseoir à côté de Mû qui revint se coller contre lui. Le grec passa un bras autour de ses épaules, guettant le moment où Kiki repartirait à la chasse aux cadeaux. Que ce moment vienne le plus tard possible…
« Vu le coup que tu lui as mis sur la tête, il ne va plus y retourner avant un petit moment.
- Peut-être… »
Mû fronça les sourcils. L’instant d’avant, il était tout à lui, lui racontant dans les grandes lignes sa vie passée, et maintenant, il n’avait de pensées que pour Kiki qui devait se morfondre dans sa chambre.
Le jeune homme posa sa tête dans son cou, quelques mèches bleues lui chatouillèrent le nez. Malgré la main bronzée du grec dans ses cheveux, Mû ne fut pas satisfait de le voir plongé dans ses pensées, alors il se redressa et posa ses lèvres sur celles du grec qui eut un sursaut. Mais il se laissa aller, ses doigts noyés dans la chevelure de l’atlante.
Oubliant Kiki et ses escapades à l’étage, Saga entreprit d’approfondir le baiser, sentant les mains blanches de Mû sur son cou. D’abord, il suçota sa lèvre inférieure, ronde et pleine sous sa langue. Le tibétain sentit ses joues brûler doucement, alors que la langue indiscrète du grec passait entre ses lèvres entrouvertes.
Il avait fermé les yeux. Se laissant aller aux assauts langoureux mais non moins doux du grec, Mû savoura ce baiser d’adulte, à la fois sensuel et tendre. Il sentait les doigts de Saga dans ses cheveux, son bras autour de ses épaules pour l’attirer plus près de son torse. Un autre baiser. Si amoureux que le Bélier en aurait pleuré. Il le sentait, au fond de lui. Il avait attendu ce moment. Depuis si longtemps…
Quand l’air leur manqua, leurs lèvres se séparèrent. Mû plongea son regard dans les orbes bleues de son protecteur qui sentit son corps frémir. Puis, quelque peu gêné, le jeune homme cacha son visage dans son cou et Saga eut un sourire, embrassant le creux de son cou, tout en le serrant contre lui. En cet instant, c’était comme s’il se sentait complet, en accord avec lui-même. Le corps chaud et vivant de Mû contre lui, son odeur, son souffle sur sa peau.
Pendant un instant, il revit l’enfant si timide arrivant au Sanctuaire, si jeune et frêle à côté du majestueux Grand Pope. Et puis, les années passant, ce petit garçon renfermé courant sous le soleil torride de Grèce, son front brûlant, et lui, Saga, à peine âgé de onze, treize, quinze ans ? L’attrapant dans ses bras pour le soulever vers les cieux, alors qu’il souriait d’un air un peu gêné, comme pris sur le fait. L’adolescent qu’il était avait beau le réprimander, Mû ne perdait jamais son léger sourire, seules ses joues rosissaient.
Après cet enfant adorable qui le regardait toujours avec cette admiration dans les yeux, Saga avait rencontré un homme, un beau jeune homme, si loin de ce bébé toujours dans les jupes du Pope. Une longue chevelure mauve, un visage androgyne, un corps d’athlète. Et cette étrange sérénité qu’il lui avait toujours connue, ce cosmos puissant. Ce regard qui parlait pour lui…
La dernière fois qu’il l’avait vu vivant, c’était lors de la bataille d’Hadès. D’abord la confrontation, puis l’Athéna Exclamation. Ultime face à face, qui lui avait déchiré le cœur. Une telle attaque contre ces chevaliers d’or, ces hommes qu’il avait connus si jeunes et qu’il avait presque vus grandir… Ces morts futures… Il savait que, près de lui, Camus et Shura souffraient de la même manière.
Et puis Mû l’avait porté, le soutenant dans sa montée des marches au fil des temples. Ensuite, le trou noir. Et le réveil. Les chevaliers d’or rassemblés, le Mur des lamentations. Une union parfaite. La lumière. Et le néant…
Maintenant, Mû était là, dans ces bras. Fragile, amnésique, mais dans le fond, toujours lui-même, avec ses yeux bleus au regard étrange, son visage angélique cachant sa force de caractère… Si différent et si semblable à la fois…
Soudain, Saga se remémora la conversation qu’il avait eue avec l’inspecteur. Le récit qu’il lui avait fait, les sévices de cette femme… de ce démon… Mû allongé dans ce lit blanc, le visage si pâle qu’il rivalisait avec les draps rêches… Sa blessure dans le flanc, parce qu’il avait voulu s’enfuir… Fuir cet endroit lugubre où on le faisait souffrir…
Saga serra le jeune homme dans ses bras avec possessivité. Plus personne ne lui ferait du mal, plus personne. Plus personne ne le toucherait. Plutôt mourir…
Mais pourquoi n’était-il pas arrivé plus tôt ? Pourquoi ne l’avait-on pas aidé, lui, alors qu’il le méritait ?
***
Saga regarda le thermomètre. Il leva les yeux au ciel en se demandant ce qu’il avait fait pour mériter ça.
« Tu as de la fièvre.
- Moi ? Ce n’est pas possible.
- Regarde. Ah, d’abord Kiki et maintenant toi…
- Désolé. Mais je vais vite guérir, ça ne dure jamais longtemps.
- Je sais. »
Le grec se pencha et déposa un baiser sur son front brûlant. Il ne manquait plus que lui aussi tombe malade. Enfin, Mû lui faisait parfois des petites fièvres mais elles ne duraient pas longtemps et elles n’étaient pas inquiétantes, mais celle-ci l’était plus, et Kiki n’y était pas pour rien dans cette histoire.
« Tu as faim ?
- Un peu.
- Je reviens. »
Saga se pencha et l’embrassa à nouveau sur le front, puis se leva pour sortir de la chambre. Mû le regarda partir, pensif. Il sentit ses joues rougir en repensant à la veille, quand Saga l’avait embrassé. Ce baiser d’adulte, qu’il n’avait jamais échangé avec personne. Il le savait, dans le fond, que personne avant lui n’avait touché ses lèvres d’une telle façon.
Malgré sa tendresse, Mû sentait toujours une certaine réserve chez Saga, une envie de le protéger. Dans sa façon de prendre soin de lui, d’essayer de savoir ce qui lui était arrivé. Comme pour que ça ne se reproduise plus jamais. Sauf que Mû ne se souvenait de rien, malgré son désir de se souvenir de sa vie passée. Connaître la raison de ses blessures, de la tristesse de Kiki, de la douleur de Saga.
Il tombait amoureux. Vraiment. De sa présence, de ses yeux, de sa voix. De sa façon de l’embrasser, de le serrer contre lui, de prendre soin de sa personne. Mais Saga ne disait rien. Après un baiser, une attention, il se renfermait dans sa gêne, parlant de tout sauf de cette attirance qu’il éprouvait pour le tibétain. La glace n’était pas brisée…
Soudain, Sayuri sauta sur le lit, l’arrachant à ses pensées. Elle lui lécha la joue, comme pour essayer de l’égayer un peu, faire partir ses mauvaises pensées. Mû esquissa un sourire et entoura l’animal de ses bras, caressant son poil roux si doux sous ses doigts.
Enfin… Inutile de se faire du mauvais sang et espérer plus que ce qui lui était offert. Il était en sécurité dans cette maison, dans cette famille recomposée, loin du danger et des préoccupations.
***
La blonde raccrocha tout net. À peine avait-elle entendu la voix de son père qu’elle savait déjà quelle était la raison de son appel, et à peine prononça-t-il le mot « amant » qu’elle éloigna l’appareil de sa tête pour appuyer sur un bouton, coupa la communication. Éviter la dispute. C’était tout ce qui lui restait à faire.
Pourtant, Lys se sentait énervée, en colère. Il ne pouvait donc pas la laisser un peu tranquille ? Elle ne demandait pas grand-chose, pourtant, à part un peu de tranquillité !
Rageusement, la jeune femme jeta ses vêtements dans un coin de la salle de bain et se glissa dans l’eau chaude de son bain. Elle eut envie d’appeler son chéri, mais il s’inquiéterait pour elle et il était hors de question qu’il se fasse du mouron pour elle. Il devait déjà s’en faire suffisamment, de là où il était.
Pendant une dizaine de minutes, Lys resta dans sa large baignoire à barboter dans l’eau bleutée, incapable de se détendre malgré la sensation délicieuse du liquide autour de son corps douloureux. Dans sa tête, ça tournait à plein régime : ses affaires, les statistiques, les soupçons, les regards convoiteurs, son père, son amant, ses bébés…
La pression demeurait sur ses épaules. Elle se sentait fatiguée et rien n’aurait pu la sortir de cette baignoire. Même pas Kanon. Même pas son père. Et pourtant, quand le téléphone du salon se fit entendre, elle poussa un grognement mécontent et se redressa aussi vite qu’elle le put. Sans même prendre le temps de s’essuyer, elle enfila un peignoir, fourra son portable dans sa poche et sortit précipitamment de la pièce. Du moins, le voulut-elle.
Glissant sur le sol humide, la blonde tomba. Pendant à peine quelques secondes, elle vit le sol se rapprocher de son visage, de son corps, mais elle n’eut même pas l’instinct de poser ses mains sur le sol. Elle tomba sur le côté, sur la moquette. Un éclair de douleur se répandit dans son corps, dans son ventre et elle poussa un gémissement.
Maladroitement, au bord des larmes, elle attrapa son petit téléphone et chercha un numéro. Le premier sur la liste. Une voix lui répondit, inquiète. Elle marmonna qu’elle était tombée et, paniqué, son interlocuteur lui posa tout un tas de questions auxquelles elle ne put répondre, les comprenant à moitié. Elle était fatiguée. Tellement fatiguée…
***
J’ai oublié mes clés… Soupira Kanon intérieurement. Quand c’était pas chez lui, c’était chez Rhadamanthe… Génial…
N’ayant pas trop envie de rester planté comme un idiot devant la porte de l’appartement en attendant que Rhadamanthe se rende compte qu’il n’était pas rentré, le grec appuya sur la sonnette de l’appartement et une éternité passa avant que le britannique ne consente à ouvrir la porte, avec un petit sourire ironique.
« Alors, on a oublié ses clés ?
- Moque-toi. »
D’humeur grognon, Kanon passa devant lui en l’ignorant superbement, sauf qu’une fois que la porte fut fermée, deux bras puissants entourèrent sa taille et il n’essaya même pas de s’en défaire. Trop fatigué. Et puis, ça faisait du bien, de temps en temps.
Deux lèvres se posèrent dans son cou, il poussa un soupir, alors qu’elles remontaient vers son oreille, puis glissèrent vers sa joue. Mais pas vers ses lèvres. Kanon lui jeta un regard agacé. Rhadamanthe avait toujours ce petit sourire en coin.
« Tu veux que je te réchauffe ?
- J’étais bourré.
- Merci, j’avais remarqué. »
Depuis leur nuit, Rhadamanthe le taquinait. Kanon tenait l’alcool en général, mais le whisky était un peu fort et, la fatigue aidant, il avait eu vite fait d’être ivre. Rhadamanthe n’aurait jamais pensé l’avoir de cette manière : bourré et offert.
Après coup, il n’en revenait toujours pas d’avoir eu Kanon aussi facilement, lui qui pensait que le grec serait plus difficile à dompter. Sauf que, comme il l’avait pensé dans un premier temps, Kanon n’avait pas eu d’aventure depuis longtemps et passer une nuit avec quelqu’un de sa connaissance, avec une certaine dose d’alcool dans le sang, était tout à fait envisageable. Ce qui l’était moins, c’était répondre aux sentiments du partenaire. Complicité, il y avait. Mais pas d’amour.
Rhadamanthe le lâcha, sans l’avoir embrassé sur la bouche, et revint s’asseoir dans son canapé. Après un soupir, Kanon le rejoignit et eut un regard ironique vers l’anglais en remarquant une bouteille d’eau et un verre sur la table. Le whisky avait été rangé dans le placard, apparemment…
« T’as passé une bonne journée ?
- Jusqu’à ce que tu refuses d’aller jusqu’au bout.
- Pourquoi je devrais t’embrasser ? Tu le mérites ?
- Journée harassante avec rendez-vous d’affaires. Enfin. Maintenant, c’est fini. Lys arrive demain, elle va voir sa famille, et on rentre à la maison.
- Tu as l’air content.
- Je le suis.
- Ça fait toujours plaisir.
- Tu viens dans quelques jours, c’est pas la mort. »
Rhadamanthe acquiesça et se replongea dans la lecture d’un dossier tapé. Kanon le regarda quelques secondes, concentré sur ces pages ouvertes devant lui. Il repensa à cette nuit qu’il avait passée dans le même lit que l’anglais. Entre ses bras, sous lui, à sa merci. Étonnant, l’effet que l’alcool pouvait avoir sur lui…
Lentement, il se pencha vers Rhadamanthe et l’embrassa sur la joue. Sans afficher sa surprise, l’ancien spectre tourna la tête vers le Gémeaux qui posa sa bouche sur la sienne, la possédant d’abord avec langueur, puis passionnément. Loin d’être en reste, Rhadamanthe répondit franchement à ce baiser vorace, les laissant tous deux pantelants.
Kanon esquissa un sourire victorieux. Il l’avait eu, son baiser. Rhadamanthe se demanda comment il avait pu être attiré par un crétin pareil. C’était peut-être pour ça qu’il l’appréciait, justement. Étrange…
« Tu veux que je te réchauffe ?
- Tu casses tout le romantisme…
- Comme si, toi, tu pouvais être romantique… »
Ils échangèrent un regard complice. C’est à ce moment-là que le téléphone de Kanon sonna. Il fouilla dans sa poche et jeta un coup d’œil à l’écran. Aaron. Il fronça les sourcils, pourquoi le cousin de Lys l’appelait-il ? Il décrocha.
« Oui, allô ?
- Kanon, c’est Aaron ! Désolé de vous déranger, mais Lys ne va pas bien…
- Qu’est-ce qui lui arrive ?
- Elle est tombée dans sa salle de bain. Elle n’a rien de cassé et ses enfants ne sont pas en danger, mais elle a l’air très fatiguée…
- Quand est-ce arrivé ?!
- Tout à l’heure… Elle me disait qu’il ne fallait pas que je vous appelle, vous alliez vous inquiéter…
- Merci de m’avoir appelé. Elle est réveillée ?
- Non, elle dort.
- Si elle se réveille, dites-lui que j’ai fini ce que j’avais à faire et que je rentre à Paris.
- D’accord. »
Son cœur battait vite. Pendant quelques secondes, Kanon revit sa patronne, affalée dans son fauteuil, son ventre rond déformant son corps et ses vêtements amples. Les cernes sous ses yeux maquillés, ses mains qui tremblaient à cause du stress. Et voilà ce qui était arrivé : elle était tombée dans sa salle de bain et elle avait été amenée d’urgence à l’hôpital. Il n’aurait pas du partir en la laissant toute seule, il aurait dû l’emmener… Ou demander à Saga de veiller sur elle, même si elle aurait été vexée…
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Rhadamanthe ne cacha pas son inquiétude. Il aimait beaucoup sa cousine, plus que n’importe quel autre parent de cette satanée famille, si on oubliait son père. Kanon lui raconta le plus calmement l’affaire.
« Je rentre à Paris.
- Je viens avec toi.
- Pardon ?!
- Avec la chance qu’on a, cette crétine va être obligée de rester à Paris pour les fêtes, elle n’est pas en état de voyager. Je vais essayer de calmer un peu les choses. »
Rhadamanthe n’avait jamais eu beaucoup d’influence sur le père de Lys. D’un autre côté, il n’avait jamais eu d’occasion de lui faire entendre raison. Sauf que, là, il avait dépassé les bornes. L’ancien spectre d’Hadès ne doutait pas que, si Lys était tombée, c’était à cause de sa fatigue produite non seulement à cause de son travail mais aussi à cause du stress, les remontrances de son père, son obstination à savoir qui était son amant.
« Elle sera contente de te voir.
- Oui. Tu sais, si elle ne veut parler à personne de cet amant mystère, c’est parce qu’elle ne veut pas qu’on s’immisce dans sa vie privée.
- Pardon ?
- Elle était tombée amoureuse, quand elle était jeune. Enfin, quand elle était adolescente. C’était un gars comme les autres, pas spécialement riche, et ça n’a pas plu à son père. Il a fait en sorte qu’ils ne puissent plus se fréquenter, il a détruit le gars devant sa fille. C’était un amour de jeunesse, mais Lys ne l’a jamais digéré. C’est pour ça qu’elle ne parle pas du père de ses jumeaux. Elle a peur que ça se reproduise.
- Je vois… Mais elle déteste son père, alors ?
- C’est une bonne comédienne, tu trouves pas ?
- Mais pourquoi avoir repris les affaires ?
- Hm… Vengeance. Elle a joué la comédie, la gosse incomprise qui voulait faire ses preuves, qui voulait se faire pardonner aux yeux de son père. Elle a bossé comme une malade pour dépasser ses frères. Et son père, tout content, en a fait son héritière. Quand tu vois que, maintenant, il en est réduit à faire lui-même le déplacement jusqu’à son bureau pour protester et qu’il a une chance sur dix pour qu’elle lui ouvre…
- Famille de barjes.
- Les seuls de potables sont Aaron et Ingrid. Bon, et si on faisait nos valises ?
- C’est qui, l’amant de Lys ?
- Tu lui fais des mystères, elle a le droit de t’en faire aussi.
- Tu accepterais de lui parler de notre passé ?
- Si tu le faisais, je le ferais. Mais crois-moi, si tu réfléchissais un peu, tu saurais qui c’est. Même moi j’ai deviné, c’est dire. »
Kanon leva les yeux au ciel alors que l’anglais partait faire ses valises. Il partit dans sa chambre pour en faire de même, tout en rassemblant les maigres indices sur cet homme. Bon, apparemment, il était naïf, ou plutôt enfantin. Ça, c’était Le trait de caractère dont Lys se plaignait la plupart du temps avec plein d’amour dans les yeux. Joli paradoxe… Apparemment, il vivait en Grèce, mais vu que la blonde aimait particulièrement ce pays, cela n’avait rien d’étonnant. C’était d’ailleurs pour lui rendre visite qu’elle était allée en Grèce et qu’elle s’était dégotée son nouvel agent, à savoir Kanon.
Mouais, il n’avait pas grand-chose… Il était sûr que Lys en disait plus à Rhadamanthe. Ou sinon c’était lui qui lui tirait les vers du nez, et il était plutôt doué à ce jeu-là. Lent, mais efficace. Enfin, il y penserait plus tard. Pour le moment, il devait rentrer à Paris, aller voir Lys et prendre de ses nouvelles. Ça l’inquiétait quand même, cette histoire, et pas question de rester plus longtemps à Londres avec sa patronne à l’hôpital.
***
La dispute, ou plutôt le débat, avait duré une bonne dizaine de minutes. Saga se demandait vraiment comment il avait pu céder. Ça devait être ses yeux bleus et son regard de chien battu. Mû était très doué pour ça, autant que son apprenti. Sauf que le grec était immunisé contre les moues tristounettes de Kiki, mais pas contre celles de Mû. Au plus grand bonheur de ce dernier.
Ça faisait une bonne vingtaine de minutes que le jeune homme barbotait dans son bain. Sa fièvre n’était pas tombée, chauffant son front malgré les médicaments. D’un autre côté, Saga ne se rappelait pas y être sensible, pas plus que Kanon. Mais bon, quand même…
Enfin… N’empêche que Mû l’avait bien eu sur ce coup-là. Il voulait prendre un bain pour se détendre, il avait chaud, puis froid, puis sa peau brûlante se couvrait de transpiration. Saga ne savait pas ce qu’il pouvait bien avoir. Il hésita à appeler un médecin, mais Mû lui jura qu’il piquerait un scandale si jamais il le faisait. Il avait toujours eu une sainte horreur de ces hommes-là, leurs drogues infâmes et leurs piqûres. Il fallait avouer que Mû en avait beaucoup fréquenté les premières années de sa vie…
Saga regarda l’heure. Il ne cessait de tourner en rond dans la maison. Il avait écrit deux chapitres aujourd’hui, à croire qu’il était très productif quand Mû était malade. De plus, une nouvelle maison d’édition l’avait contacté et était prête à publier son premier livre, qu’ils trouvaient « fantastique ». Tant mieux, s’était-il dit…
Ah, ça faisait maintenant trente minutes que Mû était dans la baignoire, il pouvait aller le chercher. Depuis qu’il avait failli se noyer, Saga ne pouvait s’empêcher d’être inquiet, ce que le tibétain ne semblait pas comprendre. Il lui avait promis de ne pas s’endormir, mais peut-on vraiment contrôler son sommeil quand il vient ? Surtout quand on rêve de personnes appartenant à son passé ? Saga en doutait.
Quand il passa à l’étage, il rentra d’abord dans sa chambre pour en déloger Kiki à quatre pattes devant le lit pour regarder en dessous, en lui disant que, la prochaine qu’il voudrait fouiller dans sa chambre, il devrait éviter de se faire voir de Sayuri, la chienne grattait à la porte pour entrer. Ce qui n’était pas très discret…
Puis, Saga alla dans la salle de bain où Mû, bien qu’ayant la tête bien au-dessus de l’eau, somnolait à demi. En voyant son protecteur, il se redressa, semblant sortir de sa transe. Saga haussa un sourcil moqueur, Mû haussa les épaules. Il ne s’était pas endormi, il avait tenu sa promesse.
« Je te lave les cheveux. »
Saga retroussa ses manches alors que Mû attrapait la pomme à douche pour en faire couler de l’eau qu’il laissa tomber sur ses cheveux lâchés. Saga prit du savon, en mit dans ses mains et se mit à masser la tête du tibétain qui se laissait faire, tout en retirant le bouchon de la baignoire pour que l’eau se vide.
Sous ses doigts, Saga sentait les cheveux mauves glisser, enduits de savon. À son souvenir, la chevelure du jeune homme tombait sur ses hanches, et aujourd’hui, elle glissait au-dessous de ses fesses. Ils avaient bien poussé… et ça ne l’arrangeait pas pour lui laver les cheveux. Comme pour lui autrefois, il devait prendre plusieurs fois du savon. C’était d’ailleurs pourquoi il les avait coupés, lors de leur nouvelle vie. Ils étaient toujours longs, mais bien moins que quand il était Grand Pope, sa chevelure ondulant jusqu’à ses omoplates.
Assis dans la baignoire à moitié vide et blanche, Mû se laissait faire. Ça lui rappelait vaguement quelque chose, ces grands mains qui caressaient sa tête, ses cheveux, ses oreilles et la base de son cou. Et puis il aimait bien quand Saga lui lavait les cheveux, c’était agréable. C’était déjà moins marrant quand il les rinça, car il fallait ensuite les sécher un minimum pour qu’il n’attrape pas froid, ce qui n’était pas une mince affaire. Il était certain que, si ça ne tenait qu’à lui, Saga les lui aurait déjà coupés. Du moins une partie.
Puis, Saga l’aida à s’habiller. Du mieux qu’il pouvait, Mû essayait de l’aider, ce n’était pas une tâche facile et le malade n’arrivait pas à bouger ses jambes. En fait, il ne servait pas à grand-chose, et c’était pour lui que le grec se décarcassait. Mû se sentait frustré d’être si fragile et impotent. Ç’allait passer, Saga le lui assurait. Ç’allait passer… Ses capacités reviendraient. Tout comme sa mémoire…
« À quoi tu penses ? »
Dans ses bras, Mû semblait pensif. C’était tout juste s’il avait réagi quand il l’avait soulevé pour l’emmener dans sa chambre.
« À toi.
- À moi ? »
Le tibétain acquiesça lentement, toujours dans ses pensées. Dérouté, Saga le posa sur son lit et rabattit les couvertures sur lui.
« Oui. Dis, Saga, qu’est-ce qui va se passer quand j’aurai retrouvé la mémoire ? »
Autant serait-il heureux de se souvenir de son passé, autant cette perspective lui faisait peur. Et si une fois revenu à lui, il oubliait toutes ces journées passées ici ? S’il oubliait Saga, Kanon, Kiki, toutes ces attentions, tous ces moments passés ici ? Et si tout disparaissait en fumée ?
De son côté, Saga ne savait pas quoi répondre, et il ne put que laisser planer le silence. Que pouvait-il lui dire ? Comment pouvait-il le rassurer ? Dans le fond, ça lui faisait un peu peur aussi. Il serait heureux que Mû retrouve ses souvenirs. Même si tout ça devait disparaître. Il se dit que ce ne serait pas grave, ce serait juste un bon retour des choses.
« Je ne sais pas.
- Tu ne ferais rien pour que je me rappelle ?
- Je ne sais pas. Je ne te mérite pas, Mû. Et pourtant…
- Tu m’aimes, Saga ? »
Cette question le prit au dépourvu. Mû vit son visage stupéfait, alors que lui le regardait en face, attendant une réponse. N’importe laquelle. Il voulait juste une réponse, pour savoir s’il devait craindre le futur ou attendre qu’il se réalise un jour.
Sauf que Saga ne lui répondit pas. Il tourna la tête vers la fenêtre sans répondre. Dans le fond, Mû se sentit blessé, mais il n’en dit rien. Peut-être que Saga ne disait rien par peur, lui aussi. Ou pour ne pas le blesser. Ou peut-être parce qu’il craignait le futur, comme lui, en l’attendant malgré tout.
Saga semblait désolé. De ne pas lui répondre. Tant pis.
« Tu veux bien rester avec moi ?
- Bien sûr. »
Retirant son pull, Saga se glissa entre les draps. Étendant son bras sous l’oreiller du tibétain, il accueillit le jeune homme contre lui, caressant ses cheveux encore humides en l’embrassant sur le front. Puis, Mû s’endormit, et ce fut le tour du grec.
C’est dans cette position que Kanon et Rhadamanthe les trouvèrent, quand ils rentrèrent de l’hôpital. Ils eurent un sourire complice et l’anglais glissa à son amant un « je te l’avais dit, ton frère est amoureux ». Maintenant, Kanon n’avait plus aucun doute.
***
Chapitre suivant ici. ;)
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